Bonjour à tous,

Aujourd'hui un petit portrait de l'inventeur de Skype (logiciel qui pourrait être très utile pour nos émissions coopératives). Ou comment une souris peut effrayer un éléphant ?

Bonne lecture
Fred

Lu sur Libération : Le coup du téléphone :

Niklas Zennström, 39 ans, Suédois. Après avoir révolutionné le chargement de musique avec Kazaa, son système de téléphonie gratuite Skype fait trembler les télécoms.

On imaginait un de ces nouveaux magnats de l'Internet, la bouche pleine de «visions», qui vous vend le futur comme un paquet-cadeau. Ou, dans un registre différent, une quintessence du «nerd», ces givrés d'informatique. Tout faux. L'homme qui donne des sueurs froides à tous les opérateurs de télécoms de la planète avec pour seule arme un logiciel gratuit après avoir été le cauchemar vivant de l'industrie du disque avec un autre logiciel gratuit est aussi lisse en apparence qu'un crâne de bonze. Aussi terne et désincarné que la salle aux tons grisés de cet hôtel high-tech du XVIe arrondissement dans laquelle il attend sagement, assis derrière un verre d'eau. Sans la moindre aspérité, le moindre relief où s'accrocher. De passage quelques heures à Paris, le créateur suédois du site d'échanges de fichiers musicaux Kazaa et téléphoniques Skype fait penser d'emblée à un Bill Gates en plus jeune avec son brushing flottant et ses grosses lunettes rectangulaires. La poignée de main est hésitante, le regard vague à cause d'un léger strabisme et la couche de glace triple épaisseur. «Les gens me trouvent sérieux, déplore-t-il dans son anglais impeccable de Scandinave, mais on ne peut pas se prendre au sérieux.» Voire.

Il y a deux mois, ce «héros techno» est passé du statut quasi romantique de génial serial-entrepreneur du Net à celui de grande fortune du réseau mondial. Née il y a deux ans, sa société de téléphonie par l'Internet Skype et ses 250 employés ont été revendus au colosse des enchères en ligne eBay pour une somme de 3,1 milliards de dollars. Les analystes ont sorti leur calculette : cette start-up qui compte déjà près de 70 millions d'utilisateurs dans le monde aura donc coûté 20 millions de dollars par employé maison. Et rapporté quelque chose comme 330 millions d'euros à chacun de ses deux créateurs, Niklas Zennström et son acolyte danois Janus Friis, de dix ans son cadet. Pas de quoi perturber pour autant l'emploi du temps du très zen Suédois. Le soir de l'accord, il est rentré comme si de rien n'était «cuisiner à la maison», pour sa femme, française, pendant que ses collègues sablaient le champagne.

Cette séparation entre l'ancien monde, celui des multinationales «bureaucratiques», «tellement loin de leurs consommateurs qu'elles doivent dépenser des millions en publicité pour les retenir» et le nouveau, «où les petits doublent les gros» en se servant du réseau mondial pour disséminer la moindre trouvaille technologique dans des millions de foyers est l'obsession de ce grand gaillard au visage encore poupin. Son combat va avec sa grille de lecture d'une époque où «faire payer les coups de fil n'est plus qu'une survivance de l'autre siècle» même si pour utiliser Skype, il faut toujours un ordinateur, un accès Internet et un correspondant également équipé. Le dynamiteur suédois du XXIe siècle le dit sans la moindre passion, avec cette froideur analytique qui règle chacune de ses réponses : «Il y a un changement de paradigme, chaque fois qu'une nouvelle technologie est considérée comme une menace, elle s'avère en réalité une opportunité. Le but n'est pas de casser les vieilles industries pour le plaisir, mais de créer de nouveaux marchés avec de meilleurs produits à de meilleurs prix.»

De sa vie dans le quartier londonien huppé de Kensington où il habite sans voiture, ni enfants, de sa peur de l'avion, ou de ses loisirs consacrés au «ski et à la voile», on ne saura rien ou presque : jamais plus d'une phrase. En fouinant sur l'Internet, on apprend bien qu'il se lève à 7 h 15 le matin et qu'il mange du muesli au petit déjeuner mais guère plus. «Parler avec Niklas est aussi excitant que de regarder la peinture sécher» a ri de lui un jour Wayne Rosso, l'inventeur du rival de Kazaa, Grokster. «Il est ce qu'il fait, résume Jérôme Archambeaud, l'unique collaborateur de Skype en France, je ne l'ai jamais entendu parler d'autre chose que de boulot.»

Fils unique de deux enseignants suédois, Niklas Zennström expédie une enfance «studieuse et sans ordinateur» entre Stockholm et Uppsala, à 70 kilomètres au nord de la capitale. Cette graine d'intellos y fera ses études d'ingénieur dans la plus vieille université de Scandinavie, réservoir de l'élite suédoise. Rayon informatique bien sûr, «et pas dans la chimie», glisse-t-il dans une nouvelle pique au «passé». Un cursus rectiligne pour ce logiciel sur pattes, complété d'une année dans une université du Michigan, aux Etats-Unis où il tombe dans la marmite Internet. Cet amateur d'histoires de samouraï comme «Shogun», son livre culte, qui aurait «acheté une chaîne de télévision» s'il avait voulu «faire du fric», passera les dix années suivantes à développer en bon manager salarié et discipliné les activités du suédois Tele2. Il y rencontre sa femme et Friis, le plus créatif de la paire, avec lequel il prend conscience de la vulnérabilité de «l'establishment industriel» à l'ère Internet. Ensemble, ils se mettent à voler de leurs propres ailes depuis Amsterdam où ils mettent au point leur «moteur nucléaire» d'échanges de fichiers de pair à pair qui donnera naissance à Kazaa, un nom inspiré d'un restaurant indonésien qu'il fréquente, puis à Skype. «Je ne connaissais rien à la musique, s'anime-t-il, et pas plus que les créateurs de Google ou d'eBay, je n'ai jamais agi en me posant la question de l'argent que cela allait me rapporter. C'est très secondaire dans ma démarche.» Loin de l'image du génie que l'on s'arrache, il évoque des années de travail sans autre salaire que celui de sa femme, les emmerdes judiciaires accumulées avec Kazaa qui l'amènent à vendre à une obscure société australienne basée aux îles Vanuatu «sans rien gagner», assure-t-il, afin de mettre le site à l'abri des poursuites. «Derrière son air de grand mou, c'est un acharné, dit de lui un banquier qui l'a croisé. Il a souffert pour monter Skype. Quand vous venez voir des investisseurs en leur expliquant que vous voulez monter un service de téléphonie gratuit après avoir foutu en l'air l'industrie de la musique, il y en a beaucoup qui vous répondent "Merci et au revoir."»

Sur le monde comme il va, cet «entrepreneur, c'est tout» est à peine plus prolixe. Il prend un air affolé à l'évocation du mot «politique». S'il consent qu'il n'est pas «conservateur», il tempère immédiatement son propos en ajoutant que le système est «ce qu'il est» et qu'il faut donc «faire avec». Il faut en revenir à Skype pour l'entendre dire que «la globalisation, ce n'est pas seulement le même Coca et le même partout sur terre» mais «son» service de téléphonie universelle sur l'Internet rallié par plus de 3 millions de «skypers» au Brésil ou en Pologne et déjà par 800 000 personnes au Maroc. «L'accès à l'information, explique-t-il, sera de moins en moins un privilège de riches. Notre avantage disparaît car à l'Est, en Asie, les internautes sont nos égaux sur le réseau. Ils restent plus pauvres mais ils sont plus compétitifs et ont plus faim. Un service comme Skype permet de générer de l'activité pour presque rien, en l'utilisant par exemple dans les cybercafés.» Juste retour des choses ? «Je ne dis pas ça, j'observe», s'inquiète le Suédois revenu à sa réserve. Ouf ! on avait cru que Niklas Zennström allait s'engager pour la mondialisation heureuse.

par Christophe ALIX